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LA VALLÉE CACHÉE

554 Le nœud de l'amour

554 Le nœud de l'amour


La vallée cachée

une nouvelle de Pierre Wittmann


Federico et Paola vivent le parfait amour dans leur propriété de Toscane, lorsque le téléphone sonne...


Federico a fini sa séance de yoga sur la terrasse du Castellino. Son regard se perd sur la ligne douce et ondulée des collines toscanes — le vert tendre des vignes, les touches noires des cyprès, le petit clocher rose de San Anselmo sur la gauche. Son esprit baigne dans la paix et le silence de cette belle matinée de printemps.

Bip bip…, bip bip…, bip bip…

— Allô !

— …

— Oh ! Nicole ! Tu m'appelles de Paris ?

— …

— Je vais très bien, je te remercie. Je suis enfin installé dans le Castellino. Les travaux sont terminés depuis trois semaines. Paola est là, elle dort encore, et je suis de plus en plus amoureux d'elle. La Toscane est toujours le plus beau pays du monde… Que faut-il de plus à un homme pour être heureux ?

— …

— Je me souviens très bien de nos discussions sur les vallées cachées du Tibet. Mais tout ça me semble si lointain. A l'époque je vivais dans la pollution de Milan, j'étais accablé par les responsabilités des Editions Fabiano, et je venais de quitter Sylvia, aussi l'idée de disparaître pendant quelques années dans les neiges de l'Himalaya me semblait la seule voie de libération. Maintenant tout a changé…

— …

— Bien sûr, Nicole, je n'ai pas oublié les enseignements de Rinpoché. Je sais bien que tout est impermanent et qu'on ne peut pas trouver de vrai bonheur dans ce monde. Et pourtant…

— …

— C'est sûr que c'est très tentant.

— …

— Dans quinze jours à Katmandou ! Tu me mets vraiment dans une situation difficile.

— ...

— Je vais lui demander, mais ça m'étonnerais. Je vais réfléchir, et je te rappellerai demain. Ciao, Nicole.

* * *

— Bonjour, mon chéri.

Paola est sortie sur le balcon, nue. Ses cheveux dorés brillent devant les volets bleus.

— Viens, Federico, s'il te plaît. J'ai envie de toi…

* * *

— C'était si bon, Federico. J'aime tellement faire l'amour avec toi.

Un rayon de soleil traverse la chambre jaune, et se pose sur les seins bronzés de Paola.

— Tu es bien pensif ce matin, mon chéri, qu'est-ce qui se passe ?

Un lourd silence précède la réponse de Federico.

— J'ai reçu un téléphone de Nicole. Elle me propose de partir dans la vallée cachée de Kalimpong. Elle a enfin pu obtenir l'autorisation d'aller dans cette région interdite du Tibet. Cette expédition est un vieux rêve, que j'avais avant de te connaître…

— Si tu désires faire un petit voyage au Tibet, je ne vois pas ce qui te préoccupes, Federico.

— Ce n'est pas un petit voyage, Paola, le projet est de partir pour un an, et de faire une retraite dans un monastère inconnu des Chinois où vivrait un célèbre lama porté disparu depuis plus de vingt ans. Dans ce genre d'expédition, on sait quand on part, mais pas quand on revient. Et ce qui me préoccupe surtout, c'est qu'il faut partir dans quinze jours pour pouvoir franchir le Brahmapoutre avant les crues.

— Ce projet me semble bien farfelu. J'ai faim, Federico. Allons prendre le petit déjeuner au soleil.

* * *

— Bon appétit, mon chéri. Des figues et des abricots du jardin, du panetone, mon petit déjeuner favori. Nous sommes si bien ensemble. Cet endroit est si beau, si calme. Regarde ce paysage de rêve, c'est presque irréel… Que veux-tu aller faire dans cette vallée perdue du Tibet ?

— Ce n'est pas une vallée perdue, Paola, c'est une vallée cachée, qui est située dans un autre espace-temps, un endroit qui subsistera même si le reste du monde est détruit.

— Nous venons de passer trois jours merveilleux ensemble, nous avons tout pour être heureux ici, et, soudain, tu veux me quitter pour partir dans un autre monde. Je ne te comprends pas, Federico. Tu feras ce voyage une autre fois. Vous ne pouvez pas préparer cette expédition en quinze jours.

— Ce n'est pas un voyage ordinaire, Paola, et cette occasion ne se représentera peut-être jamais. Lama Albert, qui dirige l'expédition, a consulté un oracle, et le moment est particulièrement propice.

— Mais je t'aime, Federico. Je ne veux pas que tu partes.

— Moi aussi je t'aime, Paola, et je n'ai pas envie de te quitter. Tu n'as qu'à venir avec nous. D'ailleurs Nicole m'a demandé si tu voulais venir.

— Tu sais bien que c'est impossible, Federico, je ne peux pas quitter mon travail comme ça, au début de la saison de golf. Et j'aime ce travail, j'aime la vie sociale, les contacts… Je n'ai aucune envie d'aller me perdre dans le froid et la solitude de l'Himalaya.

— Mais c'est aussi une aventure spirituelle extraordinaire, qui te sortirait de la vie superficielle du circuit européen. Il s'agit de partir dans une autre réalité, que des êtres illuminés ont créée par la méditation. C'est tout à fait spécial ! Et nous serions ensemble…

— Tu sais bien que le bouddhisme tibétain n'est pas mon truc, Federico, et que je ne crois pas à ce genre de miracles. Et je ne veux pas vivre sous la tente à quatre mille mètres d'altitude, ni passer l'hiver dans un monastère moyenâgeux. J'ai besoin de mon petit confort. Et je ne peux pas abandonner ma mère…

— Tu es trop terre à terre, ma chérie.

— Peut-être. Mais n'oublie pas que je pars pour Malaga cet après-midi. Je monte prendre une douche et préparer mes bagages.

* * *

La trattoria de Juliano domine le petit village de Fulvio. Sur la terrasse, cinq tables rondes recouvertes de nappes blanches sous de grands parasols rouges. En face, les vignobles de Monte Bello, terres des ancêtres de Federico, s'étendent jusqu'au sommet des collines où les tours roses du Castellino se dressent au milieu des pins.

— Bonjour, les amoureux, installez-vous ici, vous serez bien.

— Qu'est-ce que tu as de bon aujourd'hui, Juliano ?

— Je peux vous préparer des tagliatelle aux truffes et du poulet à la diable avec des épinards. Et en attendant je vous apporte un fiasco de Monte Bello.

* * *

— J'aime tellement cet endroit. Embrasse-moi, Federico. Je suis si bien avec toi. Et, toi, n'es-tu pas heureux avec moi ? Dis-moi la vérité. Nous avons tout pour être heureux ici…

— Je suis très heureux avec toi, Paola, ces derniers jours étaient comme un rêve. Mais combien de temps durera cette lune de miel ? Demain tu vas retrouver Tony et tu ne penseras plus à moi.

— Tu n'es pas gentil ! Tu sais bien que c'est fini avec Tony. Depuis que je te connais, les pros de golf ne m'attirent plus. Je me suis habituée à ton raffinement, ta tendresse. Et Nicole ? Je pourrais aussi être jalouse.

— Ne t'inquiète pas, elle n'est vraiment pas mon genre.

— Voilà des antipasti, et je trinque avec vous. A votre bonheur ! Mais je retourne à la cuisine…

— Merci, Juliano. A ta santé !

* * *

— Je ne te comprends pas, Federico. Tu rêvais depuis des années de revenir en Toscane, tu as mis tout ton talent et ton énergie à restaurer le Castellino, et maintenant que c'est fini, tu veux partir au Tibet et tout abandonner. Explique-moi, mon chéri.

— Tu ne perçois la vie que par rapport aux valeurs et aux plaisirs mondains, Paola. Rien, en ce monde, n'est permanent. Le bonheur d'aujourd'hui contient déjà le germe du malheur de demain. Tout ce qui naît va obligatoirement mourir. Les plus belles fleurs fanent, les meilleurs fruits finissent par pourrir. Nous aussi, nous allons vieillir et mourir, et le Castellino retombera en ruine, comme il l'était il y a deux ans. Si nous nous attachons aux plaisirs de ce monde, aux belles choses, et aux êtres qui nous sont chers, nous semons les graines de nos frustrations future. Voilà ce qu'enseignait le Bouddha. Et le seul moyen d'échapper à ce cycle infernal est de suivre une voie spirituelle afin de transcender ce « moi » qui croit pouvoir trouver un bonheur durable sur cette terre.

— Mais pour cela, il n'est pas nécessaire d'aller au Tibet, Federico. Notre histoire est pleine de sages, de saints, d'artistes qui ont trouvé la vérité ici, dans ce pays.

— Je sens que je dois partir vers d'autres horizons, Paola. Depuis quelques semaines je ressens comme un vide intérieur, et je perçois le Castellino comme un somptueux tombeau dans lequel je suis condamné à finir mes jours en menant une vie oisive et vide de sens. …

— Fuir le monde n'est pas une solution, Federico. C'est une réaction égoïste. Tu as du temps, de l'argent, et tu connais si bien les enseignements du bouddhisme. Pourquoi ne pas utiliser tes capacités pour aider les gens de ton pays ? Ainsi tu donnerais un sens à ta vie et tu trouverais sûrement la vérité que tu cherches. Cette vallée n'est peut-être qu'un mythe. La Toscane est le berceau de notre civilisation. C'est aussi une vallée cachée, mais chaude et fertile…

— Que puis-je te répondre, Paola. Tu as peut-être raison. Mais cela ne résout pas mon dilemme. Je t'aime, j'aime ce pays, mais en même temps je suis attiré irrésistiblement par une mission à côté de laquelle ma vie actuelle ne semble qu'un jeu d'enfant futile.

— Je ne peux rien te dire de plus, c'est à toi de décider. Mais je crois que tu philosophes trop, Federico. Prends-moi dans tes bras. Serre-moi plus fort…

— Voilà les tagliatelle aux truffes. Bon appétit !

* * *

Federico a conduit Paola à l'aéroport et rentre tranquillement sur la petite route sinueuse. Il fait chaud, et de gros nuages s'accumulent derrière les collines. Il aperçoit enfin le Castellino et accélère sur les deux derniers kilomètres.

L'esprit de Federico est tourmenté. Que faire ? Comment trancher ? Ce serait une folie de renoncer à cette expédition qui lui semble le seul événement important de sa vie. Mais comment couper court à ses attachements, abandonner Paola, le Castellino, la Toscane, pour ne peut-être jamais revenir ? Et s'il demandait au Yi Jing de décider pour lui. Il fait le voeu d'accepter la réponse, quelle qu'elle soit, et, ensuite, de ne rien regretter.

Dans la chambre jaune, le lit défait lui rappelle les ébats amoureux du matin. Il prend le bel Yi Jing illustré publié par les Editions Fabiano, sort ses baguettes de leur étui de soie rouge et s'installe sur le tapis tibétain, devant la fenêtre.

Federico a demandé au Yi Jing quelles seraient les conséquences de son voyage au Tibet. Il a tiré le 14, la Fortune, le plus favorable de tous les hexagrammes, avec la sixième ligne mutante qui symbolise le sage qui, grâce à son détachement, est capable d'utiliser sa richesse spirituelle pour aider les autres. Il n'y a plus de doute. Il va partir au Tibet.

* * *

Federico s'est préparé une salade de radiccio et des spaghetti à la napolitaine. Il est assis sur la terrasse, dans le silence de ce moment magique du soir. Le soleil vient de se coucher. Les nuages ont disparu. Le fin croissant de la nouvelle lune se détache sur le ciel rouge. Un chien aboie au loin, dans la vallée. Quelques lumières s'allument autour de l'église de San Anselmo. Il reste là longtemps, à contempler la nuit qui tombe. Son esprit est calme, léger, silencieux. Le Castellino, Paola, ce pays, ses amis, tout ça lui apparaît comme le décor et les personnages illusoires d'un rêve dont il vient de s'éveiller. Il se sent complètement détaché. Ces séduisantes images ne lui appartiennent plus. Il est enfin libre…

Bip bip. La sonnerie du fax tire lentement Federico de sa méditation.

« Les Tibétains se sont révoltés aujourd'hui à Lassa. Leur mouvement a été réprimé dans le sang par l'armée chinoise. Tous les visas pour les étrangers sont suspendus pour une durée indéterminée. Notre projet est donc remis encore une fois, mon cher Federico, mais je ne désespère pas ! Si ça t'intéresse, je peux organiser un voyage au Bhoutan en septembre. Tu pourrais venir avec Paola… Amitiés. Nicole. »

 

Chiang Mai, 20 janvier 1998

Created by Pierre Wittmann
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